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Un blog pour éviter d'oublier le texte.
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À chaque fois, une incursion hasardeuse pour ouvrir le livre autrement.

mercredi 9 février 2011

Anna Karénine : la beauté hors de la forme

Je termine Anna Karénine avec en tête un thème que la rencontre Vronski-Anna a suscité chez moi et qui me poursuit toujours : une esthétique qui situe la beauté non dans la forme, mais dans les interstices.
Je ne parle toutefois pas de ce précepte dont on nous a cent fois crié la vertu : "... l'essentiel est invisible pour les yeux ...". Je parle plutôt d'une manière originale d'approcher l'objet en en respectant la facette la moins évidente : c'est l'agencement, les relations, les espaces entre qui définissent l'objet esthétique. L'évidence, comme ce qui se place devant le regard, n'est plus un critère.

Ça se produit à la première rencontre, à la gare (1ère partie, chap. XVIII). Alexis Vronski est frappé, non par la beauté évidente d'Anna, mais par une autre qui se construit dans les espaces entre les éléments.

« Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire. » (traduction anonyme sur Wikisource)

La traduction d'Henri Mongault pour La Pléiade, plus elliptique et moins descriptive, dirige elle aussi notre perception vers ces liens entre les valeurs discrètes qui animent le visage d'Anna :

« ... Et précisément elle aussi se détourna. Un court instant ses yeux gris et brillants, que des cils épais faisaient paraître foncés, s'arrêtèrent sur lui avec bienveillance, comme s'ils le reconnaissaient; puis aussitôt elle sembla chercher quelqu'un parmi la foule. Cette rapide vision suffit à Vronski pour remarquer la vivacité contenue qui voltigeait sur cette physionomie, animant le regard, courbant les lèvres en un sourire à peine perceptible. Regard et sourire décelaient une abondance de force refoulée; l'éclair des yeux avait beau se voiler, le demi-sourire des lèvres n'en trahissait pas moins le feu intérieur. »

Le sourir des yeux, le regard des lèvres : chaque infime partie de physionomie n'existe plus en soi, mais dans son rôle pour la définition des interstices qui révèle un aspect insoupçonné : feu intérieur, éclair voilé, trop plein ou abondance retenue. La beauté d'Anna se construit dans un jeu de perceptions, ou d'agencements, qui rend flou, "à peine perceptible", pour faire place à un dévoilement essentiel.

2 commentaires:

  1. Ah, Anna Karénine, sans doute mon roman russe préféré...

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    1. Et, à mon avis, une tragédie romantique inégalée.

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